…018
À son réveil dans sa chambre à Athènes, Asgad Ben-Adnah fut très surpris d’apprendre que son jeune ami Antinous avait été blessé durant la nuit. Il l’avait trouvé endormi sur le sofa, les jambes recouvertes de bandages. Avant de le réveiller, l’homme d’affaires s’était renseigné auprès du majordome et avait appris que la veille, l’adolescent avait été frappé par la foudre en sortant de l’hôtel. Un médecin était venu l’examiner et avait traité ses brûlures superficielles, en indiquant qu’il avait eu beaucoup de chance, car il aurait pu se faire électrocuter. Asgad réveilla donc son protégé en douceur.
— Monseigneur…, murmura Antinous en battant des paupières.
— Tu affrontes des lions en mon absence, maintenant ? le taquina Asgad.
— J’aurais su quoi faire contre un fauve, affirma le jeune Grec en s’asseyant. C’est la foudre qui m’a poursuivi.
— La foudre, hein ? Es-tu en train d’inventer cette fable pour accaparer mon entière attention ?
— Non ! Jamais je ne vous mentirais !
Antinous lui raconta en détails son aventure nocturne. Les sourcils froncés de son protecteur le chagrinèrent aussitôt.
— Vous ne me croyez plus même quand je vous dis la vérité, gémit l’adolescent.
— Je ne peux m’empêcher de constater que chaque fois qu’il t’arrive quelque chose de fâcheux, mon médecin s’y trouve impliqué d’une façon ou d’une autre. On dirait que tu cherches constamment à lui attirer ma défaveur.
— Il ne mérite même pas votre confiance.
— Je ne voulais pas en venir là, Antinous, mais il est grand temps que je règle cette situation qui mine mon énergie.
— Qu’allez-vous faire ? s’effraya l’adolescent.
— C’est le docteur Wolff qui soignera désormais tes jambes.
— Jamais !
— Je vais lui demander de monter tout de suite.
— Si vous le faites entrer ici, je me jette du balcon ! Asgad lui servit un regard chargé de menaces et marcha jusqu’au guéridon, sur lequel reposait un téléphone doré. Il décrocha le récepteur et pianota trois chiffres.
— Docteur, j’aimerais vous voir maintenant. Antinous s’élança non pas vers le balcon, mais vers la salle de bain. Asgad n’eut pas le temps de le saisir au passage. La porte claqua sous le nez de l’empereur. Il tenta d’en tourner la poignée, mais son jeune ami l’avait déjà verrouillée.
— Antinous, ouvre-moi.
— Seulement si vous renvoyez ce démon dans les enfers ! Justement, le médecin frappait à la porte de la suite.
Asgad alla lui ouvrir avec la ferme intention de mettre fin à cette querelle ridicule entre Wolff et Antinous.
— Que puis-je faire pour vous, Excellence ? demanda l’Orphis en s’efforçant de sourire.
— J’aimerais que vous m’aidiez à raisonner un enfant.
— Je ne suis plus un enfant ! cria Antinous.
— Disons alors un jeune Grec de dix-sept ans qui se conduit comme un enfant. Il s’est enfermé après avoir tenté de me faire croire que vous vous entreteniez avec des démons la nuit.
Ahriman releva un sourcil, mais l’empereur n’aperçut pas la flamme de cruauté qui venait de s’allumer dans ses yeux.
— C’est plutôt vous que je devrais sermonner, Excellence, répliqua le Faux Prophète. Vous avez trop négligé Antinous depuis son retour à la vie.
Asgad s’attendait à un tollé de protestation de la part de l’adolescent, mais ce dernier demeura muet.
— Antinous, c’est la dernière fois que je te demande d’ouvrir cette porte, ordonna-t-il sur un ton impérieux.
— Laissez-moi essayer, offrit Ahriman.
Le reptilien bougea à peine la main. La poignée tourna toute seule et la porte s’ouvrit. Asgad fonça dans la grande pièce de marbre blanc. Antinous s’était évaporé ! Pendant un instant, il fut tenté de donner raison au jeune Grec. « Le nécromant l’a-t-il fait disparaître ? » se demanda-t-il. Ahriman lui pointa alors la haute fenêtre ouverte.
— Le petit scélérat, siffla l’entrepreneur entre ses dents.
Il sortit prestement sur le balcon et suivit Antinous des yeux jusqu’à ce que celui-ci fut descendu dans le jardin.
— Me permettez-vous encore une fois d’intervenir, Excellence ? offrit le médecin en se plantant près de lui.
— J’allais justement vous le demander.
— Venez.
Ahriman ramena Asgad à l’intérieur et le fit asseoir. Antinous poussa la porte et entra dans la suite. « Il était tout au fond du jardin il y a à peine quelques secondes, s’étonna l’homme d’affaires. Comment peut-il avoir franchi cette distance aussi rapidement ? »
Antinous s’arrêta net en constatant qu’il était mystérieusement revenu à son point de départ. Ce n’était pourtant pas cette porte qu’il venait de pousser, mais celle du jardin !
— Approche, commanda l’Orphis.
Le jeune Grec voulut plutôt rebrousser chemin, mais une irrésistible force invisible l’empêcha de remuer le moindre muscle. Pire encore, elle le tira lentement jusqu’au milieu de la pièce.
— Lâchez-moi tout de suite ! cria l’adolescent en se débattant.
— Si tu ne te calmes pas immédiatement, tu devras retourner à Jérusalem, l’avertit Asgad.
Cette menace immobilisa finalement Antinous.
— Tout ce que je te demande, c’est de faire la paix avec le docteur, poursuivit l’homme d’affaires. As-tu déjà oublié que c’est grâce à lui que tu as retrouvé ton chemin jusqu’à moi ? Il m’a aussi sauvé la vie en Turquie. Ton ingratitude m’attriste beaucoup.
— Que me reproches-tu, Antinous ? l’interrogea le Faux Prophète en s’approchant de lui.
— Vous pactisez avec des démons ! Je l’ai vu de mes propres yeux !
— Et si c’était ton imagination qui te jouait des tours ?
— Je n’étais pas endormi lorsque vous avez fait sortir une horrible créature de la fontaine du jardin de monseigneur. J’ai aussi sur mes jambes les blessures qui prouvent que je n’ai rien imaginé hier soir.
— Viens t’asseoir.
La force qui retenait Antinous le libéra subitement. Toutefois la voix du reptilien prit la relève, l’obligeant à lui obéir. L’adolescent prit docilement place sur le sofa. Ahriman se pencha sur ses jambes et déroula ses bandages avec douceur. La foudre avait bel et bien brûlé la peau du jeune éphèbe, prouvant qu’il avait assisté à l’échange entre l’Orphis et son informateur. Le médecin n’afficha cependant pas son mécontentement. Il adopta plutôt une attitude qui plairait davantage à l’empereur et passa la main sur la peau calcinée. Les cloques et la douleur disparurent instantanément.
— Seuls les sorciers accomplissent de tels miracles, s’effraya Antinous.
— A votre époque, sans doute. Mais depuis, les hommes ont appris à manipuler l’étonnante énergie qui les entoure. Je comprends tes craintes, Antinous, mais je te jure qu’elles ne sont pas fondées. Même toi, tu pourrais apprendre à faire de la magie.
— Il dit vrai, mon petit. Mes propres mains guérissent maintenant les malades.
— Je suis parfaitement heureux d’être ce que je suis, s’entêta Antinous.
— Comprends-tu au moins que d’autres personnes aient envie de s’améliorer ?
— Pas avec l’aide de démons.
Asgad soupira de découragement.
— Antinous, écoute-moi attentivement, fit alors Ahriman. Je sais que c’est difficile à comprendre, mais lorsqu’il n’arrive pas à assimiler une certaine réalité, le cerveau humain invente des choses pour se rassurer.
— Pourquoi aurais-je inventé ces horribles créatures ?
— Parce que tu n’as jamais rencontré d’hommes de la race de ceux avec lesquels j’échange des renseignements médicaux.
— Au-dessus des flots et dans les fontaines ?
Voyant qu’il n’arriverait à rien avec lui, l’Orphis n’eut plus d’autre choix que de recourir à ses pouvoirs. Il plaça si rapidement la main sur le visage d’Antinous que l’homme d’affaires n’eut pas le temps de l’arrêter.
— Que lui faites-vous ? s’alarma-t-il.
— Je lui procure un léger engourdissement, rien de plus. Il oubliera tout ce qu’il croit avoir vu et il redeviendra le charmant garçon qu’il était en sortant du sarcophage.
Asgad espéra toutefois que le jeune Grec se rappellerait tout ce qu’il lui avait enseigné depuis son retour à la vie. Ahriman lut dans ses pensées.
— Vous vous inquiétez inutilement, Excellence, assura-t-il. Je ne fais qu’effacer ses cauchemars, pas ses bons moments auprès de vous.
Le Faux Prophète déposa doucement la tête de l’adolescent sur le sofa.
— Antinous n’a jamais eu de penchants pour les arts occultes, expliqua Asgad à son médecin, mais jamais il n’avait réagi aussi vivement devant leur manifestation par le passé.
— Le passage de la mort à la vie est une dure épreuve, même pour les âmes les plus coriaces. Ne lui en veuillez pas. Son rôle n’est pas de vous causer des soucis, mais de vous apporter de la joie. Je viens simplement de vous garantir sa docilité.
Ahriman s’assit alors dans la bergère placée directement en face de celle d’Asgad.
— Maintenant que nous avons définitivement réglé ce problème, je tiens à vous féliciter, car les efforts que vous déployez pour installer une paix durable dans cette partie du monde sont tout à fait remarquables.
— J’ai appris il y a fort longtemps que la guerre ne réglait rien.
En effet, Hadrien, au lieu de continuer à conquérir davantage de territoires comme ses prédécesseurs, avait plutôt passé toutes les années de son règne à consolider ses liens avec les régents des provinces déjà assujetties à Rome. Mais à la fin de sa vie, alors qu’il était malade et irritable, l’empereur avait cruellement écrasé les juifs.
— J’ai cru aussi remarquer que vous remontiez peu à peu vers le nord dans vos conquêtes. Êtes-vous en train de regagner votre empire ?
— Cela est-il si flagrant ?
— Oui, pour un homme instruit.
— À votre connaissance, quelqu’un cherche-t-il à s’opposer à mon plan ?
— Pas à ce que je sache, mais certains chefs partagent mal le pouvoir. Il se pourrait que l’un d’entre eux finisse par vous nuire. Sachez cependant qu’en plus d’être médecin, mage et astrologue, je suis aussi un fin diplomate. Je pourrais vous donner un sérieux coup de main lors de vos pourparlers avec toutes ces nations.
— Je n’ai besoin de personne pour négocier la paix avec mes anciens gouverneurs, docteur Wolff. J’aimerais plutôt que vous ouvriez l’œil et que vous surpreniez les manœuvres de mes adversaires avant qu’ils ne puissent frapper.
— Vous pouvez compter sur moi, Excellence. L’Orphis se leva et se dématérialisa sous les yeux d’Asgad, afin de lui rappeler à qui il avait affaire.